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"C’est un fort sentiment d’exploitation qu’éprouvent les personnes détenues"

La tenue mardi 7 février d’une audience prud’hommale opposant une détenue de la maison d’arrêt de Versailles à son ancien employeur vient rappeler que le droit du travail ne s’applique pas en prison. Marie Crétenot, juriste à l’Observatoire international des prisons (OIP), revient sur les conditions de travail en détention et évoque des pistes pour faire de l’activité carcérale une véritable étape dans la réinsertion.

 Comment s’organise le travail en prison ?

Il en existe plusieurs formes. Il y a ce que l’on appelle le service général. Dans ce cas, les personnes sont employées par l’administration pénitentiaire et réalisent des travaux d’entretien des locaux ou des tâches nécessaires au fonctionnement des établissements, comme la cuisine, la distribution des repas, etc. Et il y a le travail en production. Dans ce cadre, les personnes travaillent soit pour le compte de la Régie industrielle des établissements pénitentiaires, qui est un établissement quasi public, soit pour le compte d’entreprises privées. Cela fonctionne en quelque sorte comme une boîte d’intérim. Les personnes détenues sont mises à disposition par l’administration pénitentiaire, pour réaliser le plus souvent des travaux non qualifiants. Mis à part quelques travaux qualifiants proposés par la Régie, comme de l’archivage numérique et sonore, les travaux se résument généralement à des tâches simples, répétitives, sans grande valeur ajoutée, telles du conditionnement à façon (ensachage de couverts en plastiques, mise en filets d’oignons, etc.), des opérations de pliage de dépliants, d’assemblage de brochures, de façonnage de petits objets ou de la manutention. Ces activités permettent rarement aux personnes qui les exercent d’avoir des responsabilités et de se doter de compétences spécifiques, valorisantes et valorisables. Par ailleurs, les relations de travail ne relèvent pas de la législation sociale. En prison, le droit du travail ne s’applique pas.

 Combien de détenus travaillent en prison ?

Environ un quart des personnes détenues. La moitié au service général ; l’autre en production, essentiellement pour des entreprises privées. La Régie n’emploie qu’une poignée de personnes. Mille personnes à peu près.

 Quel rôle joue le travail pour les détenus et pour l’administration pénitentiaire ?

Malgré la nature des travaux proposés et les conditions d’emploi, le travail s’avère très prisé en prison. Parce que cela permet d’échapper au seul univers de la cellule. Et parce qu’il s’agit pratiquement de la seule source de revenus pour les personnes détenues. Or, la vie en détention a un coût, de l’ordre de 150 à 200 euros par mois. Sans argent, les personnes détenues sont très vulnérables. Elles sont exposées aux exploitations de toute sorte. Pour l’administration pénitentiaire, quant à elle, le travail, comme d’autres activités, reste principalement un outil de gestion de la détention. Un moyen de "récompenser" ceux qui adoptent le "bon comportement" ou d’obtenir le calme, dans d’autres cas.

 Dans son dernier rapport, l’OIP écrit que les conditions de travail en détention sont "dignes du 19e siècle". Pourquoi ?

Comme le rappelle le sociologue Fabrice Guilbaud, qui a réalisé une thèse sur ce sujet, le travail en prison peut être comparé à des formes anciennes de sous-traitance, datant du 19e siècle, c’est-à-dire antérieures à la consolidation du salariat et de la protection sociale qui lui est associée. Le travailleur détenu n’est pas un salarié bénéficiant de la protection du droit du travail, sauf en principe pour les règles d’hygiène et de sécurité. Cela implique l’absence de droits syndicaux, l’absence d’indemnités journalières en cas d’arrêt maladie ou d’accident du travail, l’absence de procédures normalisées d’embauche ou de licenciement, l’absence d’indemnités en cas de licenciement ou de chômage technique, ou encore la non prise en compte des heures travaillées en prison pour l’ouverture des droits à l’assurance chômage.

 La loi pénitentiaire de 2009 a-t-elle modifié des choses ? Le contrat d’engagement est-il une avancée ?

La loi pénitentiaire a été une occasion manquée. On pouvait espérer une amélioration des droits des personnes incarcérées, mais le principe d’un contrat de travail a une nouvelle fois été écarté. En lieu et place, c’est un ersatz de contrat, appelé acte d’engagement professionnel, qui a été consacré. Jusqu’alors prévu par voie de circulaire, ce bout de papier, établi unilatéralement par l’administration pénitentiaire, s’est toujours révélé impropre à garantir une protection sociale aux personnes incarcérées. L’administration n’est pas même tenue d’y mentionner la durée de travail. La seule avancée de la loi pénitentiaire a été de prévoir un taux horaire de rémunération, auquel doit pouvoir prétendre toute personne détenue employée. Ce taux varie selon la nature du travail. Il correspond à 45 % du smic horaire brut pour les travaux en production, et oscille entre 33 % et 20 % du smic, selon la technicité du poste, lorsque les personnes travaillent au service général. Cependant, malgré la publication des décrets d’application de la loi, en décembre 2010, ce taux reste inappliqué. Ainsi, par exemple, en décembre 2011, une personne travaillant au service général au sein du centre pénitentiaire de Rennes-Vezin, pouvant prétendre à une rémunération horaire brute de 1,80 euro, n’a perçu que 1,35 euro de l’heure pour 90 heures de travail. A la fin du mois, elle n’a touché que 122,10 euros alors qu’elle aurait dû bénéficier de 162 euros, si les textes avaient été appliqués.

 La crise économique a-t-elle un impact sur le travail en détention ?

Le taux d’emploi a considérablement diminué ces dernières années. Il était de 37 % en 2000, contre 24,3 % en 2010, selon les derniers chiffres disponibles. Depuis dix ans, il n’a cessé de chuter, en raison de l’accroissement de la population carcérale de près de 25 % sur cette période, mais aussi du départ de nombreuses entreprises privées. Le travail en ateliers reposant essentiellement sur des schémas de production demandant peu d’investissement matériel, mais beaucoup de main-d’œuvre, l’administration pénitentiaire s’est trouvée confrontée au recours accru, de la part des entreprises, à l’automatisation des opérations manuelles dans les procédés de fabrication. Ainsi qu’à la concurrence des industries de main-d’œuvre des économies d’Europe de l’Est, du Maghreb ou de l’Asie du Sud-Est. La crise n’a pas arrangé les choses.

 Des entreprises comme MKT Societal mettent en avant la dimension sociale de leur démarches. Sont-elles crédibles ou bien s’agit-il avant tout pour elles de bénéficier d’une main-d’œuvre à bas coût ?

Ces entreprises sont peut-être animées d’intentions sociales. Il est probable que la main-d’œuvre dans d’autres économies soit un peu moins chère qu’en prison, ou qu’en prison il existe plus de contraintes, notamment de sécurité, que dans d’autres lieux. Cependant, tant que le droit du travail ne sera pas appliqué en prison, il sera toujours permis de douter des intentions de ces entreprises.

 Certains avancent que s’il existait un droit du travail en prison, les entreprises n’y viendraient plus. Qu’en pensez-vous ?

Cet argument a été soulevé lors des débats relatifs à la loi pénitentiaire. Le gouvernement a avancé que le principe d’un contrat de travail a été rejeté en raison de la forte opposition suscitée par cette perspective dans le monde de l’entreprise. Cependant, appliquerait-on le même raisonnement en "milieu libre" ? Pour lutter contre le chômage, le gouvernement oserait-il proposer de supprimer entièrement le code du travail ? Par ailleurs, ce raisonnement ne permet pas d’expliquer que l’administration pénitentiaire, lorsqu’elle emploie des personnes détenues pour son propre compte, n’applique pas le droit du travail. Dès lors que le travail pénitentiaire n’est plus un attribut de la peine, rien ne justifie de ne pas permettre aux personnes détenues de bénéficier des mêmes droits que les travailleurs libres. Si l’on veut faire du travail en prison un levier de réinsertion comme le prévoit la loi, il faut lui donner tous ses attributs. A défaut, c’est un fort sentiment d’exploitation qu’éprouvent les personnes détenues.

 Quelles pourraient être les solutions de compromis ?

Une piste a été esquissée lors du Grenelle de l’insertion en juin 2008. Il s’agirait de faire entrer en milieu carcéral les structures d’insertion par l’activité économique. Cette orientation aboutirait à sortir le travail pénitentiaire de la logique de marché pour l’inscrire dans une démarche d’insertion soutenue par l’Etat. Cela supposerait une augmentation des aides publiques allouées à ce secteur destiné à ramener vers le marché de l’emploi les personnes qui en sont le plus éloignées, par le biais d’une mise au travail salarié dans le cadre de contrats aidés et d’un accompagnement social et professionnel axé sur la qualification et la recouvrance de l’autonomie. Une telle démarche permettrait à la fois d’appliquer le droit du travail en prison, sans crainte d’une fuite des entreprises, et de mettre l’accent sur la formation. L’introduction de ces structures a été évoquée lors des débats autour du vote de la loi pénitentiaire. Cependant, les pouvoirs publics ont fait le choix d’écarter le droit du travail. Par ailleurs, si la loi prévoit la possibilité pour les personnes détenues de bénéficier de ces dispositifs, nonobstant l’absence de contrat de travail, pour l’instant, aucun fonds n’a été débloqué pour leur permettre d’intervenir.

Propos recueillis par Simon Piel

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