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L’enfant et la prison

D. Mahyeux, J.-P. Benoit, revue enfances & Psy, n° 83, Eres (2019)

Le nombre de détenus en France n’a cessé d’augmenter depuis les années 1970. Les cliniciens exerçant en détention ont tous observé l’importante augmentation de prévalence des troubles psychiques parmi ces détenus. Dans un tel contexte, bébés, enfants et adolescents pourraient être oubliés, témoins silencieux d’une histoire qui ne serait pas la leur ou acteurs à leur corps défendant. L’incarcération d’un proche, ou leur propre détention ne peut rester sans effet sur leur développement.
Comment parvenir à penser enfance et privation de liberté  ? Quels bénéfices secondaires peut-on attendre d’une configuration aussi improbable  ? Du bébé qui s’aventure sur le chemin de la vie dans le cadre contraint auquel est assujettie sa mère, à l’adolescent rebelle dont les enveloppes psychiques ne parviennent pas à traiter un envahissement pulsionnel exponentiel, des murs physiques à l’enfermement mental, des portes qui se ferment, confrontant le sujet à un point de butée, à celles qui s’ouvrent à cet autre enfant l’espace d’un instant, pour renouer un lien fragilisé avec son parent incarcéré, pléthore de situations singulières sont considérées au fil de ce numéro.
L’historienne Véronique Blanchard nous invite à examiner la question sensible de l’enfermement des mineurs, privilégiée sans faillir en France depuis deux siècles, au gré d’aménagements à visée de protection d’abord, puis d’éducation. La prison serait-elle considérée comme éducative  ? Que reste-t-il aujourd’hui des principes fondateurs de l’ordonnance de 1945  ? Quelles réponses la société a-t-elle apportées et apporte-t-elle à ces enfants intranquilles qui transgressent la loi et représentent toujours pour elle une menace, induisant un sentiment d’inquiétante étrangeté  ? À l’escompte de quels bénéfices et en référence à quels paradigmes  ?
Ici s’impose la mention de la colonie pénitentiaire agricole et maritime de Belle-Île-en-Mer, établissement public créé par décision ministérielle du 29 mai 1880, qui recevait de jeunes détenus, acquittés mais non remis à famille ou condamnés à des peines maximales de deux ans. La discipline y était extrêmement sévère et le quotidien des colons ponctué de corvées, de brimades et de violences (Bourquin, 2007). Plusieurs d’entre eux se révoltent en août 1934 et s’évadent. Cette émeute est suivie d’une campagne de presse très virulente et va inspirer à Jacques Prévert (1949) son célèbre poème «  Chasse à l’enfant  ». En 1945, elle devient un Internat professionnel d’éducation surveillée (ipes), qui fermera définitivement le 1er septembre 1977 – il existait encore alors un «  mitard  », où ceux qui avaient été rattrapés en tentant de rejoindre le continent à la rame, y étaient enfermés après leur capture durant plusieurs jours, au pain sec et à l’eau.
La mise en détention d’un adolescent est ordonnée par un magistrat. Un binôme de juges des enfants, Sophie Legrand et Lucille Rouet, souligne les paradoxes inhérents à l’exercice de cette double fonction, civile et pénale, oscillant au vif de frontières ténues entre protection et coercition. Car l’affiliation au groupe de pairs, les valeurs transgressives partagées, la violence agie et ses puissants effets excitatoires ont une fonction anti-dépressive et protègent de l’effondrement psychique. Des enfants rebelles certes, mais d’abord en souffrance, bafoués, annulés, idolâtrés, malmenés, dont les parcours chaotiques donnent souvent le vertige. Des adolescents désarrimés, carencés, en panne de symbolique, en mal d’altérité, en perte de sens, pris dans les rets d’une société aux assises incertaines, dont les injonctions paradoxales brouillent leurs repères. Des mineurs désaccordés, habités par des mouvements antagonistes d’amour et de haine, dont le passage par l’acte délinquant représente bien souvent un recours ultime à la loi, face à des adultes défaillants. Dès lors, le match se joue serré entre le mineur mis en examen et son juge – incarnation suprême de l’autorité. À charge pour ce dernier d’instaurer une relation de confiance dans une distance suffisamment bonne, qui permette à sa décision de faire sens et de favoriser la responsabilisation du mineur.
Les réaménagements psychiques liés à la privation de liberté induisent chez tout sujet, adulte ou adolescent, la mise en place de mécanismes de défense absolument indispensables pour que cette situation extrême et inhabituelle puisse être supportée. Soit le choc carcéral, mais aussi en corollaire la notion de délinquance, revisitée intra-muros par les jeunes détenus. Un psychiatre et pédopsychiatre Guillaume Monod, qui intervient en prison auprès des mineurs, propose un état des lieux expert, entre déni et culpabilité, revendication d’appartenance et travail de secondarisation, consommation de toxiques et crise suicidaire, violence institutionnalisée et temps étiré jusqu’à se figer en temps mort, soulignant en contrepoint la pertinence du travail clinique au sein de l’unité de soin – lieu autonome, préservé, protecteur.
Soumis à la confidentialité, cet espace du soin est envié et critiqué par les partenaires, suscitant les fantasmes par sa différence affichée. Il est néanmoins garant de la vie psychique du sujet en prison. Cécile Thomas, psychologue clinicienne ayant exercé de longues années en epm. déroule très pertinemment les tenants et aboutissants de sa pratique auprès d’adolescents incarcérés – histoires de vie singulières, stratégies individuelles face à l’enfermement, tensions institutionnelles, résistances de l’administration pénitentiaire à un exercice qui s’affranchit du secret partagé. Cette dimension du soin échappe de facto à la logique carcérale, en privilégiant le travail de subjectivation – réanimer des sujets sans vie (psychique) et les étayer vers cette prise de risques consentie que représente l’altérité. Soit des enjeux contrastés au vif de l’interdisciplinarité.
Un enfant en prison, sans être détenu. Pour éviter les séparations précoces, la loi autorise l’enfant à demeurer auprès de sa mère incarcérée, jusqu’à ses dix-huit mois. L’autorité parentale exercée par cette mère sur son enfant est étudiée par Ariane Amado d’un point de vue juridique. Son exercice est favorisé au préjudice de l’autre parent et sous le contrôle strict de l’administration pénitentiaire. Une telle vigilance ouvre à de nombreux questionnements, puisqu’elle s’exerce à l’endroit de l’enfant – statutairement libre. Sur le même sujet, Corinne Rostaing, professeure des universités en sociologie, nous convie, quant à elle, à une réflexion autour de ce statut – marginal et paradoxal – de mère incarcérée avec son enfant auprès d’elle, questionnant en filigrane l’intérêt majeur de l’enfant. La préservation du lien mère-enfant compense-t-elle la confrontation à cet enfermement drastique sous le regard omniprésent du personnel pénitentiaire  ?
Naître ne saurait se réduire à l’expulsion d’une matrice. Dans un bref et lumineux récit, Pascale Giravalli, psychiatre, témoigne de sa pratique à la prison des femmes des Baumettes à Marseille en termes d’accompagnement à la naissance et à la maternité dans le contexte carcéral. Sa vignette clinico-institutionnelle rend compte d’un protocole patiemment élaboré au fil des années et met en exergue la pertinence du soin porté à un tel dispositif et l’intérêt de le pérenniser. Sans occulter les tensions diverses émergeant de la confrontation de logiques institutionnelles opposées. Un retour d’expérience enrichi par les observations issues de l’animation d’un groupe de parole au sein d’un smpr en nurserie carcérale, menées par deux cliniciennes Sophie Guillermin et Marie-Noémie Plat, qui examinent les effets de cet aménagement spécifique, dans différentes séquences intéressant la dyade mère-enfant.
Un parent en prison. L’enfant hors les murs. Dedans-dehors. Ici et ailleurs. L’impact d’un tel événement, les mots qui manquent ou qui échouent. Les réponses souvent inadaptées de l’entourage familial. Les visites médiatisées de l’enfant à son parent détenu. Le protocole immuable des instances carcérales, la brutalité des parloirs, l’indicible de l’enfermement. Ce qui se (re)joue, se noue, se délite, s’invente, dans le cadre d’une relation reconfigurée. Deux psychologues cliniciens, Gérard Benoist et Florence Duborper, et un éducateur spécialisé, Ludovic Vinciguerra, retracent, au plus près de cette réalité, les parcours complexes et mouvants d’une clinique inventive, empruntant des chemins de traverse – l’accompagnement physique et psychique de l’enfant auprès et au regard de son parent incarcéré.
Les liens psychiques peuvent survivre à un éloignement physique. Face à l’incarcération de son parent, comment réagit l’enfant  ? Qu’en comprend-il  ? Constitue-t-elle toujours un événement traumatique pour lui  ? Quelle est sa représentation de cette situation qui le saisit émotionnellement  ? Honte, colère, inquiétude, voire anxiété, contredisent-elles l’attachement de l’enfant à son parent  ? Autant de subtiles mises en tensions que propose Alain Bouregba, au décours d’une fourmillante réflexion théorico-clinique. Savoir écouter les silences de l’enfant, n’est-ce pas être en capacité d’en accueillir toute la complexité, afin de lui proposer un récit qui lui permette de penser ce qui l’agite  ?
Enfin, Virginie Tournefier, d’une part, Herminie Leca et Hélène de la Vaissière, d’autre part, nous invitent, par le biais de vignettes cliniques exemplaires, à une réflexion exigeante sur la question de l’infantile, de son statut, du sens psychique de l’acte violent, dans le contexte de l’enfermement – qu’il soit carcéral ou psychiatrique. Renverrait-il à la matrice originelle  ? Sont mis en exergue le «  trop  » ou le «  pas assez  » dans les premiers liens – la séquestration psychique mortifère d’une figure maternelle destructrice, et tout autant l’absence de miroir dans le regard, le vide intersidéral, l’expérience précoce de l’abandon.
La clinique contemporaine évolue. Ce dossier, consacré à «  L’enfant et la prison  » vise à examiner et à éclairer, par une approche pluridisciplinaire et nuancée, un sujet tout en contrastes et aspérités, fondamental enjeu de société à la croisée de plusieurs champs professionnels.
Sans négliger que toute mise en lumière recèle sa part d’ombre.

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