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La prison à la peine

Le souci, avec les miniatures du XIIIe siècle, c’est qu’il fallait grossir démesurément des détails pour voir quelque chose. Du coup, le sexe de l’homme, entièrement nu, est énorme ; on y a attaché une laisse que tient la femme, guère plus habillée et à deux pas devant lui, derrière un héraut qui donne de la trompette pour que nul n’en ignore et un soldat qui ferme bravement la marche. Le couple, convaincu d’adultère, a l’air épuisé, tout comme le livre dont il orne la couverture (Droit, histoire et sexualité, de Jean-Pierre Royer et Jacques Poumarède).

Cette gravure toulousaine remonte à l’année 1286 et illustre "la peine de la course", qui était en usage dans le Midi médiéval : le couple court nu pour frapper tous les esprits. Le sens de la peine est assez évident, son effet dissuasif, plus contestable. "Cette peine a été abandonnée à la fin du XIIIe siècle, rigole l’historien Jean-Pierre Royer, il y en avait tellement en ville qu’on ne pouvait plus circuler."
La peine, au fond, n’est que la sanction d’une époque, et son sens a incroyablement varié à travers les siècles. Des supplices royaux à la prison moderne, inventée au début du XIXe siècle, le châtiment n’est que le reflet d’une société et de son histoire, et il a constamment buté sur une question essentielle : à quoi sert la peine ? A punir, assurément, à protéger la société, sans doute, à amender le coupable, autant que possible. L’Eglise a cherché à sauver les âmes, le roi à frapper les corps, la prison à transformer les esprits. Et à protéger les citoyens qui n’y sont pas.

UN ÉCHEC MONUMENTAL

La prison n’a pas toujours existé et, si elle est devenue, depuis deux siècles, la sanction principale des comportements déviants, son échec, s’il s’agit de protéger la société, est monumental : la prison, certes, punit les coupables, mais elle coûte cher et elle n’empêche en rien la récidive. 58,6 % des détenus sortis de prison en 2002 étaient à nouveau condamnés cinq ans plus tard, a calculé Annie Kensey, chef du bureau des études et de la prospective à l’administration pénitentiaire.

Le constat n’est pas neuf, et les premières critiques de l’efficacité carcérale remontent à la naissance des prisons. Les chiffres d’aujourd’hui ne sont pas propres à apaiser ces critiques : plus on construit de prisons, plus elles se remplissent, et pas seulement parce que la délinquance augmente. Ainsi, 76 798 personnes étaient écrouées en France au 1er janvier, placées sous la responsabilité de l’administration pénitentiaire, mais pas forcément détenues. Ce nombre a augmenté de 52 % entre 2000 et 2012. Si l’on prend maintenant les 66 572 personnes effectivement détenues, ce chiffre est en augmentation de 34 % par rapport à 2000, alors que la population n’a augmenté que de 7 %. Le nombre de détenus croît avec une parfaite régularité : 2,8 % de plus qu’en 2011. Mais aujourd’hui, le nombre de places opérationnelles est de 56 992.

D’où l’idée de réfléchir à d’autres systèmes punitifs, comme la peine de probation : la personne condamnée est surveillée et suivie en dehors de la prison. C’est la tâche à laquelle s’est attelée la Conférence de consensus sur la prévention de la récidive, qui doit rendre ses conclusions, mercredi 20 février, au premier ministre et à la garde des sceaux. Avec une idée force : comment trouver une peine efficace et socialement utile pour protéger la société ?

La question de la peine ne pose, à première vue, guère de difficultés : la peine est la sanction d’une infraction punie par la loi qui conduit en prison si les faits sont sérieux. Dans le détail, c’est plus embarrassant. La peine, dit lourdement le Littré, est "ce qu’on fait subir pour quelque chose jugée répréhensible ou coupable". Or, ladite chose varie avec le temps. Le code pénal de 1810 comptait 500 infractions, il en compte aujourd’hui plus de 15 000.

VOLANT D’ESCLAVES "CIVILS"

Une peine est à la fois une souffrance et une punition, qui vise à amender le coupable - punir viendrait d’ailleurs d’un mot sanscrit qui signifie purifier. A quoi sert la punition ? Il faut "se défaire tout d’abord de l’illusion que la pénalité est avant tout (sinon exclusivement) une manière de réprimer les délits", écrivait en 1975 Michel Foucault dans Surveiller et punir. Georg Rusche et Otto Kirchheimer allaient déjà dans ce sens, en 1929, dans Peine et structure sociale, quand ils montraient que les différents régimes punitifs avaient un lien avec les systèmes économiques : on produit des détenus pour garantir un volant d’esclaves "civils" lorsque le recours à la guerre devient moins fréquent ; les châtiments corporels se développent sous la féodalité lorsque les moyens de production sont peu développés - et quand le corps, dans la plupart des cas, est le seul bien accessible, des galères font tourner le commerce ; on recourt au travail obligatoire ou au bagne lorsque se constitue un prolétariat qu’il faut pouvoir encore contraindre.

Aujourd’hui, la prison reste la peine de référence : l’emprisonnement représentait 47,70 % des condamnations en 2011, contre seulement 36,56 % pour les amendes et 10,36 % pour les peines alternatives - suspension du permis de conduire, travaux d’intérêt général, jours-amende. Le reste (5,38 %) tient essentiellement aux mesures éducatives pour les mineurs.

L’image de la prison remplie de grands criminels ou de prédateurs sexuels fait écran dans l’imaginaire social, mais elle est largement faussée. 36 % des détenus purgent des peines inférieures à un an pour de petits délits ; 66 %, des peines de moins de trois ans. Et la foule des récidivistes est d’abord composée de délinquants du quotidien, condamnés pour violences - et d’abord violences conjugales -, vols et petits trafics, dégradations, conduites en état d’ivresse ou sans permis. Les peines d’emprisonnement qui ont une partie ferme représentent seulement 19,74 % des condamnations, si l’on exclut la réclusion criminelle (0,15 %). Seulement 3,7 % des hommes condamnés pour homicide volontaire en 2010 avaient déjà tué ou tenté de tuer cinq ans auparavant, et 3,9 % des criminels sexuels étaient des récidivistes. C’est trop, mais c’est peu.

LA QUESTION DES PETITS DÉLITS

L’histoire du plombier, résumée par un magistrat, en dit long. Un artisan en région parisienne perd un à un ses points de permis pour de menus dépassements de vitesse, et finit par rouler sans permis. Condamné avec sursis, et obligé de transporter ses outils en camionnette, il ne trouve pas le temps de se payer un stage pour récupérer ses points. A nouveau interpellé, le plombier récidiviste a été condamné à une peine de prison ferme par le simple jeu automatique des peines-plancher et sans avoir écrasé personne.

Le juge d’application des peines a pu moduler la sanction et laisser le plombier en liberté, mais beaucoup de condamnés à de courtes peines, comme cet artisan, purgent une sanction qui leur fait courir le risque de perdre leur emploi, leur logement ou de fragiliser leur famille, ce qui n’apporte rien de probant à la société. L’enjeu est en effet de donner du sens à la peine. Or ce sens varie en fonction de l’époque, des régimes en place - et des juges. Le magistrat et essayiste Denis Salas voit, dans l’Histoire, quatre grands modèles de peines : la vengeance, la rétribution - la peine est une souffrance méritée -, la dissuasion et la réhabilitation.

Au Moyen Age, et jusqu’au siècle des Lumières, vengeance et rétribution dominent et se conjuguent. C’est l’Eglise qui jette les bases du système punitif, qu’il s’agisse de la cellule dans laquelle on jette le condamné ou de "l’amende honorable", qui consiste à faire cheminer le condamné jusqu’à l’Eglise avec un cierge dont le poids a été fixé par le tribunal. La justice ecclésiastique est d’autant plus appréciée qu’elle est gratuite et moderne : c’est l’Eglise qui invente le greffe ou l’assistance de l’avocat. "La peine, la culpa latine, est bien d’origine religieuse, indique Jean-Pierre Royer, et la notion de faute imprègne encore notre civilisation juridique occidentale. La peine, c’est le contre-mal, disait Paul Ricoeur : il y a eu souffrance et la peine est le contre-mal à cette souffrance."

MALHEUR À QUI TOMBE SOUS LA MAIN DU ROI

Si l’Eglise entend sauver les âmes, le roi frappe les corps, dans une logique de vengeance plus que de rétribution. On emprisonne peu, mais on pend. Les seigneurs n’ont guère de structures pénitentiaires, les prisons coûtent cher, sont peu sûres et personne ne les entretient. Le pouvoir royal s’irrite de la concurrence de l’Eglise et grignote peu à peu ses prérogatives judiciaires. C’est chose faite au XIVe siècle, la justice est désormais royale et s’exerce avec une autre brutalité.

Le roi n’a pas les moyens ni même le souci de contrôler ce qui ne s’appelle pas encore la délinquance. La police ne quadrille pas le territoire, les innombrables instances judiciaires se croisent et s’enchevêtrent, d’autant que le roi, pour des raisons de trésorerie, vend à tour de bras des charges de juges. On tolère mille petits délits : Mandrin, le roi des contrebandiers, qui rançonne les fermiers généraux, est reçu dans les châteaux et protégé par des parlementaires. Le meurtre, même, n’est pas toujours sanctionné. "La loi pénale ne s’en occupe pas, rappelle l’historien Frédéric Chauvaud dans Le Droit de punir. Elle laisse aux intéressés le soin d’en poursuivre eux-mêmes la répression ou la réparation."

Mais malheur à qui tombe sous la main du roi. La peine est exemplaire et terrifiante. C’est un instrument d’intimidation sociale : les atteintes aux personnes, aux biens, à la morale ou à l’Etat, au total 115 crimes, sont tous punis de mort. Le procès est certes secret mais le châtiment, qui est public, doit frapper les esprits. C’est "une politique de l’effroi", constatait Michel Foucault : elle visait à "rendre sensible à tous, sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain. Le supplice ne rétablissait pas la justice ; il réactivait le pouvoir". La peine est d’abord une vengeance, aléatoire et terrible, plus qu’une administration de la justice. Entre 1750 et 1789, 150 à 160 personnes sont exécutées en France chaque année, soit un condamné à mort toutes les soixante heures. Mais au fil des ans, l’horreur de "l’éclat des supplices", selon l’expression de Michel Foucault, se retourne peu à peu contre le souverain : la foule gronde. Il faudra pourtant des siècles pour que la justice ne soit plus un spectacle. Le pilori est supprimé en 1789, l’exposition du condamné l’est en 1848 et Eugène Weidmann, le dernier guillotiné en public, est exécuté le 17 juin 1939.

C’est le siècle des Lumières, après 1750, qui, pour Denis Salas, tente de dépasser le vieux principe de vengeance : il essaie de conjuguer rétribution, dissuasion et réhabilitation. Le XVIIIe siècle est celui de la crise du système suppliciaire, du tassement de la peine capitale et de l’émergence sociale d’une sensibilité hostile à la douleur comme peine. Comme dit Voltaire, "un pendu ne sert à rien" et la prison devient, sous la Révolution, une peine d’amendement individuel et de réparation sociale : c’est l’esprit du condamné que l’on cherche désormais à réformer. On veut punir, non plus se venger. Mais punir largement en sanctionnant les multiples illégalités qui fleurissaient sous l’Ancien Régime.

DROITS DES DÉTENUS BAFOUÉS

L’essor économique du XVIIIe siècle a en effet rendu intolérables les vols de la propriété commerciale et industrielle, désormais rigoureusement codifiés et châtiés. Les punitions sont adoucies, mais systématisées. Reste que la "prise de corps" du détenu reste marquée par la souffrance. Le vieux principe de rétribution est encore présent : les prisonniers subissent rationnement alimentaire, privation sexuelle, coups et cachot. Il est un postulat, note Michel Foucault, "qui n’a jamais été franchement levé : il est juste qu’un condamné souffre physiquement plus que les autres hommes".

C’est Napoléon qui systématise le temps des prisons. Avec son remarquable sens de l’organisation, l’empereur calque le système pénitentiaire sur l’organisation administrative et crée des forteresses en plein coeur de ville. La détention devient la forme essentielle du châtiment : on incarcérait davantage sous la monarchie de Juillet qu’actuellement (167 pour 100 000 habitants, contre 99). Le rêve de la Constituante, au début de la Révolution, était de créer des peines spécifiques, ajustées et efficaces qui soient une leçon pour tous : moins de vingt ans plus tard, ce rêve a vécu. Au XIXe siècle, l’incarcération devient l’unique réponse pénale pour tous ceux qui ne méritent pas la mort.

Faute de mieux, le système pénitentiaire a survécu jusqu’à aujourd’hui. La prison a certes ses mérites. C’est un châtiment a priori égalitaire, qui permet de moduler la peine dans le temps en fonction de la bonne tenue du détenu, qu’il s’agit toujours de soumettre, voire d’amender, même si c’est la plupart du temps un échec. La prison a trouvé sa logique propre où les droits des détenus n’ont guère de place, et semble donner raison au Michel Foucault d’il y a quarante ans : les disciplines - et singulièrement la discipline pénitentiaire - font obstacle au droit pénal, et aux droits tout court, qui n’avancent en prison qu’à coups de contentieux devant les tribunaux administratifs.

UNE DISSUASION QUI S’EST RADICALISÉE

Aujourd’hui, des quatre fonctions de la peine (vengeance, rétribution, dissuasion et réhabilitation), seule la première a disparu, au moins dans les discours. "Tous ces modèles qui ont donné un sens à la peine sont encore présents à différents niveaux dans les poursuites, le jugement, la pénitentiaire ou la société elle-même", constate Denis Salas.

Le modèle classique de dissuasion s’est cependant radicalisé, notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy : la loi est un message que doit entendre le délinquant pour anticiper les risques qu’il prend. "On reconnaît traditionnellement deux effets majeurs à la prison, indiquait, en 2011, le député UMP Eric Ciotti dans son rapport sur l’exécution des peines. L’effet dissuasif qui renvoie à la fonction intimidatrice de la peine, mais aussi l’effet dit neutralisant, en ce qu’il contribue à réduire la criminalité en empêchant physiquement les personnes condamnées à commettre une nouvelle infraction."

Autre évolution, le tête-à-tête entre le coupable et l’Etat a été rompu par l’apparition de la victime, qui tend à venir au centre du champ pénal, au risque de tomber dans ce que Denis Salas nomme "le populisme pénal". M. Sarkozy assurait, en janvier 2012, à Dijon, que "l’institution judiciaire c’est d’abord l’institution des victimes [...]. Il faut accompagner la sévérité à l’endroit des coupables et l’humanité à l’endroit des victimes [...]".

Autre déplacement, l’opinion publique pèse sur la justice au point que les Canadiens voient même poindre un autre modèle, celui de la "réprobation". "Après l’hégémonie des modèles anciens, insiste Denis Salas, il faut repenser la figure de la réhabilitation. Ce pourrait être cette fameuse peine de probation, exécutée en milieu ouvert, dans la société, avec un suivi adapté. Ce serait une évolution lourde, dont il faudra convaincre l’opinion. Et démontrer l’efficacité. "

PEINE DE PROBATION, LA VRAIE BONNE SOLUTION ?

La peine de probation, ou "contrainte pénale communautaire", existe dans plusieurs pays et notamment au Canada. Elle s’insère entre les peines "patrimoniales" - les amendes, la confiscation des véhicules - et l’emprisonnement. Il s’agit d’une vraie peine, prononcée par un tribunal, mais avec un suivi sévère et adapté hors de la détention. C’est l’une des pistes qu’a explorées cette semaine la première Conférence de consensus sur la prévention de la récidive, mise en place par la garde des sceaux. La méthode, à l’origine américaine, est empruntée au domaine de la santé et vise à dégager un socle commun de connaissances pour en tirer les grandes lignes d’une politique publique. En faisant table rase des anciennes habitudes. "Nous avons du mal à penser la peine autrement qu’en termes de plus ou moins grande sévérité, à y penser en termes de contenu, explique Nicole Maestracci, la magistrate choisie pour présider le comité d’organisation. Il faut réfléchir autrement : comment prononcer des sanctions qui répondent aux exigences de la société tout en étant suffisamment individualisées pour prévenir la récidive ?"

Il faut déjà des outils. Faute d’enquête sociale, le juge tient aujourd’hui davantage compte du casier que du parcours du prévenu. Quel a été le suivi d’une personne condamnée treize fois ? Le tribunal l’ignore et distribue dans le doute des années de prison, souvent accompagnées de sursis avec mise à l’épreuve. Puis, 80 % des détenus sortent de prison sans aucun accompagnement social : sur les 81 000 personnes sorties de prison en 2011, 2 250 seulement ont été placées à l’extérieur, 4 800 en semi-liberté, 7 400 en libération conditionnelle.

SORTIR DU DÉBAT DE SPÉCIALISTES

La conférence de consensus a notamment pour objet de mettre sur la table, à la disposition de tous, les connaissances scientifiques disponibles, en France et à l’étranger - il ne s’agit pas que la question reste un débat de spécialistes. "La justice pénale doit-elle tout traiter ?, s’interroge la magistrate. Les courtes peines préviennent elles la récidive ? Les peines en milieu ouvert ne sont-elles pas plus efficaces ? Comment les rendre suffisamment crédibles alors que la prison reste la peine de référence ? Comment transposer en France des expériences qui ont fait leurs preuves dans d’autres pays ? C’est au prix de réponses claires que la justice pénale trouvera les voies d’une nouvelle crédibilité."

François Hollande s’est déclaré favorable à la peine de probation dès janvier. Le risque politique est pourtant grand : la première récidive spectaculaire peut durablement enterrer les peines en milieu ouvert. Et les contraintes économiques compliquent le débat : faute de moyens, notamment humains, pour suivre les condamnés hors de prison, la peine de probation n’aurait pas grand sens. Les quelque 3 000 conseillers pénitentiaires d’insertion de probation gèrent en effet chacun à ce jour entre 80 et 150 dossiers. Contre 25 en Suède.

Franck Johannès

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