Carceropolis, voir autrement la prison
Bandeau Voir autrement la prison
Qui sommes-nous ? | Le projet | Newsletter

Par thème :

RECHERCHE

Prisons : gare à la privatisation du service public pénitentiaire

Par JEAN-MICHEL DEJENNE Secrétaire national du Syndicat national des directeurs pénitentiaires, BORIS TARGE du Syndicat national des directeurs pénitentiaires, ANTOINE DANEL du Syndicat national des directeurs pénitentiaires

Le 13 décembre, le ministre de la Justice, Michel Mercier, annonçait qu’il avait retenu la commune de Saint-Julien-sur-Suran (Jura) pour implanter la première prison expérimentale conçue par Pierre Botton. La première pierre serait posée en avril (Libération du 23 janvier). Comment le ministre de la Justice peut-il avoir déjà accordé au projet de Botton le qualificatif de prison alors qu’aucune étude sur la place d’une telle structure dans le paysage judiciaire et pénitentiaire, aucune étude sur le financement n’a été publiée ? L’Etat va-t-il lui donner un terrain ? Qui paiera la construction ? Quel sera le statut des personnels ?

La proximité assumée de Botton avec le président de la République, alors même que le ministre de la Justice ne semblait guère favorable au projet, paraît l’avoir emporté sur toute autre considération. En qualité d’ex-détenu, la volonté d’agir de Botton est légitime. Il a sa place dans le débat public mais il ne l’a pas davantage que les professionnels de la justice. Très favorable aux expérimentations permettant à la prison de devenir plus humaine, en phase avec la société, le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP) estime que ces motivations ne justifient pas que l’initiative de la création d’un établissement pénitentiaire ou de l’invention de nouvelles modalités d’exécution des peines puisse être confiée à une personne privée. Le monopole étatique de l’initiative en matière de justice et de modalité d’exécution des décisions de justice est la garantie ultime contre la privatisation du service public pénitentiaire. Or, le projet Botton porte en lui les germes d’une « libéralisation » des prisons : il annonce qu’une personne privée pourra prendre l’initiative de créer un établissement pénitentiaire. Des entreprises privées (Bouygues, Eiffage) exploitent déjà trois établissements (Annœullin, Nantes, Réau) en partenariat avec l’Etat. Les locaux leur appartiennent et les domaines qui leur sont délégués sont la restauration, la blanchisserie, la vente de produits aux détenus, le travail et la formation. Un nouveau secteur d’intervention très lucratif. De son côté, avec ces partenariats « public privé », l’Etat s’engage sur une impasse budgétaire : 10 à 27 millions d’euros annuels sur trente ans et par établissement (1). L’attribution de ces marchés répond donc à des procédures très encadrées.

L’opacité entourant le projet actuel conduit à s’interroger sur la capacité du ministre de la Justice à garantir que toutes ont été respectées. Peut-il présenter une évaluation financière sur les vingt prochaines années ? Dispose-t-il de données transparentes sur les financements apportés par Botton et l’origine des ressources propres de l’association ? Aller plus loin dans la délégation de la mission pénitentiaire et accorder aux personnes privées le droit de prendre l’initiative de créer un établissement et d’en établir les grands principes de fonctionnement est dangereux. Si Botton (PDG d’une entreprise d’agencement de pharmacies mise en liquidation judiciaire), président d’une association loi 1901 dont les financements sont inconnus, peut être à l’initiative de la construction d’une prison et de ses modalités de fonctionnement, de quel droit pourra-t-on demain empêcher d’autres personnes de prendre le même type d’initiative ? Pour quelle raison l’Etat refuserait-il à la scientologie, à des groupes politiques, à des fonds de pensions ou à des émirs le droit de construire des prisons ?

L’exécution des peines n’est pas un simple service public où l’Etat gère l’accès à une prestation. C’est une institution où les libertés des citoyens font l’objet de très sévères restrictions. Accepter de confier ces missions à des intérêts particuliers, c’est croire que ces derniers peuvent garantir l’indépendance de la justice ; c’est oublier que ce fut expérimenté de manière désastreuse avec les entreprises générales ou les colonies pénitentiaires. L’administration des prisons ne doit pas être redevable de personnes ou de groupes privés. Ses décisions doivent être uniquement motivées par la nécessité de prévenir la récidive et non par le souci de préserver les intérêts d’un constructeur de prison. Les directeurs pénitentiaires sont choqués de constater qu’une initiative privée emporte autant l’engouement de leur ministre de tutelle alors que de nombreux projets innovants sont en cours d’élaboration dans ses propres services. Le rêve de la prison « idéale » ou, à tout le moins, de celle qui reconstruit plutôt qu’elle ne détruit, qui porte de l’espoir plutôt que du désespoir n’est pas l’apanage de Botton. De nombreux directeurs pénitentiaires tentent de l’atteindre avec les moyens mis à leur disposition. Très souvent, ils font part à leur hiérarchie et au ministre de cette vision et de leurs espérances. Si l’on en croit une enquête réalisée en 2011 auprès des directeurs pénitentiaires par le SNDP (1), une forte majorité d’entre eux regrettent de ne pas avoir les moyens de proposer des activités de lutte contre la récidive (groupes de parole, stages de citoyenneté…) et, lorsqu’il leur est demandé de noter eux-mêmes les conditions de détention des détenus, 52% ne mettent pas la moyenne à leur établissement (21% leur accordent 2 sur 10).

Nous voulons une requalification du projet de Botton en structure privée de réinsertion. Il existe en France des milliers de structures associatives proposant chaque jour des parcours individualisés de remobilisation et de réinsertion sociale (cures, formations, chantiers, travaux agricoles…). Les efforts et le comportement des personnes qui y sont placées sont contrôlés par les travailleurs sociaux de l’administration et les magistrats. Nombre de ces structures effectuant ce travail remarquable souffrent cependant du désengagement croissant de l’Etat. C’est dans ce cadre que l’entreprise de Botton aurait eu toute sa place : proposer, avec son association, ses moyens et les compétences qu’il prétend avoir, des programmes d’insertion, appuyés sur l’ouverture de ce qui pourrait être un « foyer de vie » encadré par les travailleurs sociaux de son association.

Le SNDP demande au ministre de la Justice d’interrompre le projet Botton et de lui retirer le qualificatif de prison. Nous nous opposons à toute forme d’expérimentation qui ouvrirait la porte à un marché des prisons et à toute nomination de fonctionnaires dans ce type de structures privées. Et nous appelons de nos vœux l’élaboration d’une politique immobilière cohérente, innovante et de long terme. La société française exprime souvent des attentes et analyses contradictoires sur la prison (inhumaine, violente mais aussi trop chère ou trop confortable) tout en lui demandant de réussir là ou beaucoup de dispositifs ou d’acteurs ont échoué. Il serait temps que les pouvoirs publics aient le courage de lancer, sans démagogie et sans piétiner les principes élémentaires de l’action étatique, une politique pluriannuelle de refondation du parc immobilier qui dépasserait le simple enjeu de création de places de prison atténué, ça et là, par des expérimentations privées coûteuses et opaques.

(1) www.directeurs-penitentiaires.org

>> http://www.liberation.fr/societe/01...
Carceropolis, le site
Découvrez le site carceropolis.fr
la plateforme multimédia pour voir autrement la prison.


Aidez Carceropolis, donnez en ligne
Soutenez Carceropolis en faisant un don en ligne.