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Punir l’autre, quelle jouissance

Dans son dernier essai, le sociologue Didier Fassin décrit une société obsédée, au-delà de la classique sanction judiciaire, par le besoin d’infliger une punition. Le châtiment deviendrait-il un problème ?

Pour réfléchir, dans son nouvel ouvrage, aux relations troubles que nous entretenons à la justice et au châtiment, le sociologue et anthropologue Didier Fassin convoque aussi bien les Néo-Guinéens du début du XXe siècle que l’usurier juif du Marchand de Venise. Il aurait pu prendre un autre point de départ, une autre coutume étonnante et plus contemporaine, qu’on appelle parfois la « télé-pinpon ». Pourquoi prenons-nous tant de plaisir à regarder des policiers poursuivre, sirènes hurlantes, de jeunes hommes - si l’on en croit l’incroyable place qu’occupent désormais ces émissions sur les chaînes du câble ou de la TNT ?

« Contrairement à ce qu’on avait pu penser, le spectacle du châtiment et de sa cruauté, qui rassemblait autrefois le peuple sur les places où avaient lieu des supplices, n’a pas disparu : il s’est transporté sur les écrans », estime-t-il dans Punir, une passion contemporaine (Seuil). Au cœur de cette « forme contemporaine de pornographie », Didier Fassin voit un indice : punir, dans nos sociétés, c’est toujours aussi la jouissance d’infliger une peine (dans les deux sens du terme) à l’autre. Derrière son apparente rationalité, derrière les discours qui la légitiment, la sanction judiciaire ne se contente pas de rendre un mal pour un mal, de neutraliser un individu dangereux ou de le réinsérer. « Punir, c’est produire une souffrance gratuite, qui s’ajoute à la sanction, pour la seule satisfaction de savoir que le coupable souffre », écrit-il.

Nous vivons un « moment punitif », engagé depuis les années 70, estime Didier Fassin. La France compte plus d’un quart de million de personnes embastillées ou sous contrôle du système pénitentiaire en dehors des prisons. Une inflation carcérale qui est loin de s’essouffler, comme l’a récemment montré le projet de voter une proposition de loi transpartisane visant à doubler les délais de prescription pour les crimes et délits.

A tel point, selon le sociologue, que la sanction n’est plus une solution. « Avec le moment punitif, le châtiment est devenu le problème. Censé protéger la société du crime, il apparaît de plus en plus comme ce qui la menace. » La punition coûte (financièrement) cher. Mais elle pèse sur la société de bien d’autres manières : sentiment de révolte provoqué par l’arbitraire de la police, perte de confiance dans un système judiciaire qui prolonge indéfiniment les incarcérations provisoires, reproduction des inégalités engendrée par la difficile réinsertion des ex-détenus…

Professeur à l’université de Princeton (Etats-Unis), Didier Fassin a publié ces dernières années deux enquêtes, passionnantes. Dans la première, il faisait une plongée dans le quotidien d’une brigade anticriminalité (BAC) de la banlieue parisienne (1). Il en avait tiré un livre alarmant sur les dérives teintées de racisme de ces policiers justiciers. Quelques années plus tard, c’était une maison d’arrêt du Val-d’Oise qu’il observait - il affrontait alors sans détour la question de la surreprésentation des minorités ethniques entre les murs (2). Punir… est d’une veine beaucoup plus théorique. Si Didier Fassin se pousse un peu du col lorsqu’il prétend que « l’infliction d’une souffrance est la part la moins pensée du châtiment » (des philosophes et sociologues ont aussi creusé ce sillon, tandis que de nombreux récits d’ex-détenus ou ceux de l’ex-contrôleur des prisons Jean-Marie Delarue en ont vivement témoigné), l’originalité de son nouveau livre émane de ce va-et-vient permanent entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, entre une approche généalogique de la peine et des histoires singulières, qui ont à ses yeux portée générale, tirées de ses deux précédentes enquêtes ethnographiques.

C’est avec l’aide de Nietzsche que Fassin déconstruit et dénude les définitions juridiques et classiques de la peine (celle du philosophe du droit britannique Herbert Hart notamment), montrant la passion et l’iniquité derrière la roideur et l’apparente neutralité. La « part maudite » du châtiment, « ce qui est toujours en excès de ce qu’il est censé être ». Pour Nietzsche, l’idée qu’il existe « une équivalence entre le dommage et la douleur » prend racine dans le rapport entre créanciers et débiteurs. Le trouble à la morale ou à l’ordre, poursuit Fassin, a longtemps créé « une dette dont le groupe devait s’acquitter et non une faute que l’individu devait expier ». Avec l’essor du christianisme, l’Occident passe d’une logique de réparation à une logique de punition. De la dette au châtiment. Cette « conception doloriste » marquerait encore notre idée de la justice - elle légitimerait implicitement, selon le sociologue, le harcèlement policier dans les quartiers, les admonestations paternalistes des juges, les conditions de vie indignes dans les prisons françaises. Jouissance de l’intimidation, délectation éprouvée dans la relation de sujétion. « On fait souffrir, mais on doit aussi accepter de souffrir. » Didier Fassin touche juste : c’est effectivement l’un des lieux communs des programmes de réinsertion. Un bon détenu (qui a donc une chance d’obtenir sa conditionnelle) est un détenu qui reconnaît la gravité de ses actes et acquiesce à la sanction… même si des études criminologiques ont montré que cette acceptation n’est pas corrélée avec le risque de récidive.

Didier Fassin déconstruit enfin une autre évidence de la justice contemporaine : le principe d’individualisation des peines - sur lequel repose toute la justice moderne. Une idée chère aux progressistes qui plus est - Christiane Taubira en avait fait le fondement de sa loi : il faut adapter la sanction à l’individu et à son parcours. D’une part, ce qui nous semble évident - l’individu est responsable de son geste - ne l’a pas toujours été. Dans les sociétés anciennes ou lointaines, assure Fassin, le crime pouvait être compensé par le paiement d’une dette par l’ensemble d’un clan. D’autre part, telle qu’elle est appliquée, explique le sociologue, l’individualisation des peines conduit à sous-estimer la dimension sociale de l’acte jugé. Pire : quand il est pris en compte, « le contexte social est le plus souvent utilisé à charge ». On punit plus l’usage de cannabis que la fraude fiscale (dans les années 2000, relève l’auteur, les condamnations pour usage de stupéfiants ont triplé, quand celles pour infraction à la législation économique et financière baissaient d’un cinquième). A l’audience, un jeune homme noir sans activité poursuivi pour outrage à policier finit en prison tandis que l’étudiant blanc mis en cause pour avoir violé sa compagne rentre chez lui encadré par ses parents (deux cas observés dans une cour par le sociologue).

Le formalisme du vocabulaire juridique et la conviction du magistrat d’avoir rendu un jugement neutre cachent en fait un « déni de réalité ». « S’il s’avérait qu’on punit de plus en plus indépendamment de l’évolution de la criminalité, qu’on pénalise les infractions moins en fonction de leur gravité qu’en fonction de ceux qui les commettent, qu’on sélectionne ainsi pour les sanctionner et souvent les enfermer les catégories les plus fragiles sur le plan socio-économique et les plus marginalisées pour des raisons ethnoraciales, alors on devine combien cette révélation serait intolérable aux démocraties contemporaines », écrit Fassin. Le récent procès de Christine Lagarde, jugée coupable mais dispensée de peine au prétexte de « la personnalité, la stature nationale et internationale », a récemment mis à nu cette inégale distribution.

« Certains usages qui nous sont propres, écrivait Claude Lévi-Strauss, considérés par un observateur relevant d’une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. »

(1) La Force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011.
(2) L’Ombre du monde, une anthropologie de la condition carcérale (2015), qui vient d’être rééditée en format poche, Points Essais.

Sonya Faure

DIDIER FASSIN PUNIR, UNE PASSION CONTEMPORAINE Seuil, 208 pp., 17 €.

>> http://www.liberation.fr/debats/201...
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