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Sorti de l’ombre

A 48 ans, Sylvain Chatelet, tombé pour braquages, a passé vingt-cinq ans en prison. Sorti il y a huit mois, il réapprend à vivre dans une société paradoxalement agressive.

Il est entré en prison à 22 ans. Il en est sorti à 48. Il y a huit mois, Sylvain Chatelet a quitté la maison centrale d’Arles (Bouches-du-Rhône) et retrouvé la région où il a grandi : la côte méditerranéenne, Antibes et Juan-les-Pins (Alpes-Maritimes). Il n’a pourtant pas fini de purger sa peine. Pour plusieurs mois encore, il est en « placement à l’extérieur » : il a l’obligation de travailler et celle de ne jamais quitter un périmètre géographique bien défini. Interdiction d’aller à Saint-Tropez, à Monaco ou en Italie. Chaque mois, il rencontre une conseillère de probation. Il est dehors, mais il a toujours un numéro d’écrou. Est-ce cet entre-deux qui lui fait raconter la liberté comme un objet concret, avec ses odeurs et son goût, mais aussi comme quelque chose que l’on n’attrape jamais vraiment ? Les films Midnight Express ou Un prophète se terminent quand les reclus passent la grille qui les ramène au monde. Mais la liberté ne se gagne pas sur le seuil de la prison. Sylvain Chatelet l’a compris : libéré une première fois en 2000, il a replongé treize mois plus tard. Il le sait bien, lui qui a vu des gros bras trembler de peur le jour de leur sortie.
Lili le légataire

C’était en novembre dernier, il faisait beau. Sylvain Chatelet portait deux petits sacs remplis de photos et de lettres. Il a laissé le reste. « Il y a une tradition en centrale (1) : vous donnez tout à ceux qui restent quand vous partez », explique-t-il. Il a confié son livre de cuisine à l’un de ses codétenus, et a lancé aux autres : « Lili est mon légataire, voyez avec lui : il fera la distribution. » Puis il est parti à la fouille, pour la dernière fois. « Et là, je vois le personnel de direction de la prison. Ils étaient tous venus me dire au revoir. Ils m’ont dit qu’ils avaient confiance, que si j’avais un problème, ils étaient là pour moi. C’est tout juste si on s’est pas fait la bise. » Dehors, sa mère l’attendait. Elle l’a toujours attendu, n’a jamais raté un parloir. Il savait que le soir, il y aurait un repas avec son frère, auprès de qui il travaillerait désormais dans l’entreprise familiale, comme avant, quand il avait 22 ans. Son fils de 13 ans, qu’il n’a pas vu grandir. Et ses amis d’enfance, qui ne l’ont jamais jugé, qui ne lui ont jamais demandé, avec gourmandise et effroi : « Comment c’était en prison ? » « Quelle chance que vous soyez là », a dit Sylvain Chatelet à sa mère. Il sait qu’il n’est pas un sortant de prison ordinaire, il évoque ceux qui n’ont rien ni personne à retrouver, et qui embarquent leur demi-boîte de café soluble-chicorée en sortant. Il faisait beau. C’est lui qui a pris le volant. Il regarde la plage, la mer. « Ici, ça va. Ça ne change pas. » Sur cette côte occupée par les villas de milliardaires, on ne rase pas, on construit peu. On pourrait presque croire - quelques minutes pour se faire du bien - que la prison n’a été qu’une parenthèse de vingt-cinq ans.

Sylvain Chatelet montre du doigt :« Ça, c’était mon école. »

Plus loin : « Là, c’est le palace que l’entreprise familiale fournissait. On a perdu le marché avec les événements. » Les « événements », c’est cette série de braquages pour lesquels Sylvain Chatelet a été enfermé en 1987. « Ils me connaissaient bien dans cet hôtel, c’est moi qui livrais. »

Dans ces roches orangées, sous ces pins parasols, sont ancrés ses souvenirs, même ceux qu’il n’a pas vécus. « Ici, mon fils a pêché son premier poisson. Malheureusement, je n’étais pas là. »

Entre la cellule, la salle de sport et la promenade, « je vivais dans 100 mètres carrés. Maintenant je vis sur 300 ».

Il y a le vaste monde, dans lequel il n’a pas le droit de voyager pour l’instant. Il y a aussi toute cette affluence qui le met mal à l’aise, les gens, la foule. « Je ne vais plus à Carrefour. Je vois les gens qui poussent leur chariot avec un air méchant. Au bout d’un quart d’heure, je prends tout leur stress. Dehors, c’est le flux d’informations qui vous arrive qui est perturbant. »
Toucher la feuille d’un arbousier

A quoi ça ressemble, la liberté ? « A tout ce à quoi vous ne faites jamais attention. » Le bruit du ressac, celui des skis sur la neige. Le goût de la polenta, avec du mascarpone ajouté en fin de cuisson pour la rendre plus moelleuse. Allez savoir pourquoi, la première fois, ce qui l’a choqué, c’est la luminosité du rouge des feux de circulation.

« En prison, tout est gris. En promenade, les détenus voient des étoiles tellement le barbelé est partout et brille au soleil. » Il touche la feuille d’un arbousier. « Ça, là-bas, vous ne pouvez pas le faire. Dès qu’un brin d’herbe pousse, ils mettent des pesticides. »

Souvent, Sylvain Chatelet s’est évadé. Dans sa cellule, il fermait les yeux, et conduisait sur les routes de la côte. Il changeait d’itinéraire, passait sur la Croisette, piquait dans les ruelles des centres-ville.

« Ce qui te détruit en détention, c’est l’ennui. » Il a passé son bac et un BEP horticulture. Il s’est fait baptiser. Sylvain Chatelet est rapidement devenu un prisonnier apprécié. Celui que les directeurs choisissent comme détenu « facilitateur » dans la prison, celui qu’on a envoyé présenter les doléances de ses collègues, devant la ministre Taubira, lors de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive.

« Ma liberté de mouvement a été restreinte. J’ai trouvé des palliatifs pour ne pas trop en souffrir. » Il a beaucoup cuisiné. Pour lui, pour ses codétenus (parfois même pour les surveillantes). « Notre espace de liberté, il était là. On recréait un cocon familial à l’intérieur. On était quelques-uns à bien s’entendre. On faisait du sport ensemble, on s’arrangeait pour aller aux douches en même temps, on prenait de grandes bassines et on lavait notre linge ensemble, comme en Afrique. On prenait les mêmes tours au parloir : ça permettait à nos familles de se connaître. Parfois, ça gênait le personnel pénitentiaire parce qu’ils voyaient qu’on était unis. Dans ces moments-là, on a fait tomber les murs. »

Le premier soleil de l’année

En décembre, Sylvain a dit à un ami : « Au Japon, le 1er janvier, ils se mettent face à la mer pour voir le soleil se lever. » Alors, au petit matin de ce premier jour de l’année, ils sont montés sur le plateau de la Garoupe (Alpes-Maritimes). « Seulement, je n’avais pas pensé que les arbres avaient dix ans de plus : on n’a rien vu du tout ! »

Pendant vingt-cinq ans, la vie de Sylvain « a été suspendue ». Le temps ne s’est pas arrêté pour autant, lui jouant parfois des tours. « J’ai toujours un temps de décalage.Je vais à la poste, il n’y a que des machines. Je monte dans le TGV, je n’ai plus de repères pour apprécier la vitesse. Tout le monde s’envoie des messages sur son téléphone : ce n’est pas plus simple de décrocher et de se parler ? J’appartiens au XXe siècle, mes références sont de 1987. Le monde, lui, a continué à tourner. Il s’est même emballé ces dix dernières années. Les gens sont inquiets. Il y a plein de parties du monde où on ne peut plus aller. La classe moyenne est laminée. Moi, je viens des années 80, il y avait de l’argent partout. »

De ce décalage, Sylvain Chatelet s’amuse aussi. Il vient d’acheter une Ford Escort RSI, élue voiture sportive de l’année… 1983. « Avec un copain, on va la refaire vintage. »

Le regard des femmes

Depuis son retour à la liberté, le moment le plus difficile a été Noël. « Un repas de famille chez ma mère [il dit « comme d’habitude », alors que c’était le premier auquel il assistait depuis sa seconde incarcération, ndlr]. On est tous à table, et je ne vois que des enfants. Ma tante, mon oncle, mon beau-père sont morts. Hormis ma mère, je suis soudain devenu le plus vieux à table. Un changement de statut, auquel je n’ai pas eu le temps de me préparer. »

C’est un phénomène récurrent chez ceux qu’on appelle les « longues peines » : « J’ai 48 ans mais, dans ma tête, j’en ai 30. Franchement, je vais avoir du mal à regarder les femmes de 50 ans… Quand l’une d’entre elles me regarde, je m’étonne : "Mais qu’est-ce qu’elle me veut celle-là ?" »

La joie anesthésiée

Il a pris conscience de ce décalage un soir, dans l’appartement du fleuriste. Le commerçant qu’il venait de rencontrer l’avait invité à dîner. « On s’est mis à parler de voyage, et je me suis senti franchement mal à l’aise. Qu’est-ce que je pouvais dire ? J’ai beaucoup de connaissances mais je n’ai pas de vécu. Je peux vous parler de géographie ou des avions, dont je suis passionné, mais je n’ai pas de passé. Je ne vais pas raconter les bêtises qu’on se disait en cours de promenade. »

Dans le discours de Sylvain Chatelet, « quand je suis rentré » désigne tour à tour son entrée en prison ou son retour à la maison. Certains détenus passent de si longues années en détention qu’ils finissent suradaptés au milieu carcéral. Beaucoup ressentent une grande angoisse au moment de sortir. Sylvain dit ne pas avoir eu peur.

Pas comme ce voisin de cellule. « C’était un homme tombé pour braquo, toujours plein d’assurance. Il me racontait en long et en large ce qu’il ferait à l’extérieur. Arrive le jour où il sort. En réalité, il ne voulait pas partir. Un surveillant m’a raconté qu’il a été pris de tremblements quand la porte s’est ouverte. Parfois il y a peut-être plus de craintes à retrouver la liberté qu’à débarquer en prison. »

On dit aussi que l’enfermement anesthésie. « Ma mère me dit que je ne suis pas heureux. Je lui réponds : "Détrompe-toi, ce n’est pas ça…" C’est vrai que j’ai du mal à témoigner naturellement de la joie. Je sais bien que je suis dehors, mais il y a des moments où je me demande si je suis là. J’ai conscience d’appartenir à la prison. C’est tellement particulier qu’une fois que vous y êtes entré, en réalité, vous n’en sortez jamais. »

Non, Sylvain n’a jamais eu peur de sortir. « Ce dont j’aurais peur, c’est d’y rentrer à nouveau. »

Quand Sylvain Chatelet était enfant, on pouvait monter en haut du phare de la Garoupe. « Gamins, on l’avait visité. On imaginait une lampe énorme. En fait elle est toute petite. »

La liberté est-elle plus petite que rêvée ? « Tu l’idéalises tellement que, oui, tu en arrives à être déçu. Parfois je suis là, et je me dis que c’était plus tranquille avant. Là-bas, ta vie est réglée. On oublie que dehors, tout ne se fait pas si facilement - tu cherches des heures un produit dans un supermarché, tu es dans les embouteillages… On oublie que dehors, tu ne fais pas forcément ce qu’il te plaît. » Ça sonne étrange quand il lance : « J’ai moins de temps. » Il s’est rendu compte qu’il voyait plus souvent un de ses amis antibois au parloir que depuis qu’il est sorti.

« Tu te fais bouffer par le cours de la vie, et tu te prends à penser : "Finalement, ça t’apporte quoi ?" » On lui dit que finalement, on ne vous « remet » pas en liberté, qu’il faut la gagner. Il répond avec cette évidence : « Mais la liberté, ça doit se gagner, même quand on n’a pas été incarcéré. »

(1) Les maisons centrales sont réservées aux longues peines et aux détenus difficiles. Ils sont seuls en cellule, contrairement aux maisons d’arrêt surpeuplées qui accueillent les prévenus et les courtes peines.

A lire : « La vie après la peine », de Serge Portelli et Marine Chanel, Grasset.

Sonya FAURE

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