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Ce que j’ai vu dans une prison de la République

TRIBUNE Alors que l’on abandonne, peu à peu, les lieux de privation de liberté situés dans les centres-ville, les détenus subissent encore des conditions de vie indignes. La fermeture de ces établissements doit être l’occasion d’une réflexion collective sur l’univers carcéral.

Mercredi 17 juin, j’étais invité, comme historien, à venir visiter une maison d’arrêt de centre-ville fondée en 1895 et en activité. J’ai passé la journée dans cet établissement d’une centaine de places, qui va fermer en novembre. J’étais là pour travailler sur la mémoire de ce lieu, non sur ce qu’il allait devenir - propriété du ministère de la Justice, il va être cédé à la municipalité - mais sur la mémoire mineure, celles que les institutions d’archivage ne peuvent conserver. J’ai été très bien accueilli : le directeur m’a reçu, un surveillant m’a accompagné, d’autres agents m’ont parlé ; j’ai rencontré le médecin et la cadre infirmière, j’ai échangé avec des détenus. Je suis allé là où je voulais.

Tous m’ont dit pour des raisons différentes : « Il est temps que ça ferme. » L’établissement compte une population d’une centaine de personnes détenues, la moitié est condamnée pour des courtes peines, l’autre moitié est en préventive, elle attend d’être jugée.

J’étais là pour le passé, pour réfléchir à la constitution de cette mémoire carcérale, et puis soudain, ce filtre historien de mon regard a sauté. Ce qu’ils me racontaient, ce n’était pas ce qui était passé ; ce que je voyais, ce n’était pas avant-hier, ni même hier, c’était le présent, leur présent. Un présent qui allait durer encore quatre longs mois.

Qu’ai-je vu dans cette prison ? Le matin du 17 juin, la salle de repos des surveillants : une pièce occupée quasi complètement par un lit de 200 sur 90 centimètres, sur lequel étaient empilés trois matelas. Quand je suis entré en détention, j’ai vu, dans un des trois quartiers, l’un des dortoirs collectifs de la prison, un dortoir comme il y en a d’autres dans des établissements en France, un dortoir qui enferme sept personnes sur des lits superposés. Surveillants et détenus m’ont dit que souvent, ils étaient une douzaine. Je suis entré dans ce lieu par un couloir lui-même dans un état de saleté et de grande vétusté (peintures murales totalement décollées, salpêtre général). Ce dortoir a des murs, un sol, un réseau électrique, des sanitaires dans un état déplorable ; je ne trouve pas d’adjectifs pour décrire ce lieu de détention ; les détenus ont colmaté les fuites, ont organisé l’espace pour qu’il soit le plus habitable collectivement ; ils ont placé des draps pour reconstituer un minimum d’intimité dans leur couchage. L’un d’entre eux a été hospitalisé trois fois pour des motifs dermatologiques.

J’ai vu un autre quartier, qui avait été partiellement rénové ; j’ai vu aussi la structure métallique qui supporte le grand filet de grillage au coût de 300 000 euros pour empêcher les évasions et les projectiles extérieurs - ces paquets sans timbre-poste contenant téléphones, nourriture, alcools et autres produits.

J’ai vu aussi un quartier disciplinaire aux normes européennes remaniées à la française ; je suis entré dans une cellule, celle d’à côté était occupée par un jeune homme d’une vingtaine d’années, m’a-t-on dit, isolé là vingt jours pour avoir donné une gifle à un détenu.

J’ai visité les cuisines, où deux détenus réchauffaient le dîner du soir, une tarte au fromage dans une pièce que le surveillant qui m’accompagnait a jugé d’une profonde saleté.

J’ai vu les anciens ateliers, la cour de promenade aménagée pour un sport collectif mais jamais utilisée faute de dispositif de sécurité « suffisant ». Je n’oublierai pas le pigeon mort à l’entrée de cette cour.

J’ai vu l’infirmerie, j’ai écouté la cadre infirmière et le médecin me parler des violences sur les personnes, des viols, des problèmes d’addiction - de personnes détenues qui se mettent à prendre des produits de substitution alors même qu’au dehors, ils n’étaient pas des usagers de produits stupéfiants.

Je les ai entendus me dire aussi qu’ils pouvaient travailler, que depuis la loi de janvier 1994 portée par Simone Veil, les personnes détenues avaient accès à des soins dentaires, à des consultations psychiatriques.

J’ai été reçu par le directeur, qui m’a dit la coupe d’un tiers du budget depuis quatre ans. Il m’a parlé des dortoirs, de ce mode de détention singulier que je n’avais vu que sur les photos de Henri Manuel des années 30, ou lu des descriptions faites au début des années 70 au moment des révoltes.

On me dira qu’il n’y a rien de là de bien exceptionnel, et que cette situation va cesser en novembre. On me dira qu’il y a bien pire, que pour certains ils sont mieux dans ce lieu indigne de la République que dans ses rues. On me dira que je suis un historien bien naïf. On m’objectera qu’au regard de la situation des migrants, ce que j’ai vu n’est rien.

Mais je revendique cette naïveté, je n’en suis pas à ma première visite dans un lieu de détention ; je revendique la dénonciation de ce que mes maîtres appelaient autrefois « l’intolérable ».

Ce que j’ai vu va durer quatre mois ; pendant quatre mois, des sujets ne vont pas être seulement privés de liberté, mais d’un ensemble de droits : leur santé va continuer à être mise à mal, malgré les efforts de l’équipe médicale, leur intimité bafouée, leurs corps en danger. Ils vont souffrir de la chaleur estivale, certains vont peut-être se donner la mort.

La prison n’est pas une institution du passé ; elle va disparaître du paysage des centres-ville, mais restons intolérants.

On m’objectera, enfin, que l’historien est bien aise à dénoncer et moins prompt à proposer. Je répondrai qu’il y a quelques mois, avec d’autres historiens, nous avions appelé, dans ce même journal, à une réflexion sur le patrimoine pénitentiaire. Nous nous proposions que la société française, à commencer par l’administration pénitentiaire et la garde des Sceaux, se saisisse de ce moment singulier de l’histoire des prisons. Que l’abandon des établissements des centres-ville soit l’occasion de l’ouverture d’une réflexion collective sur ces lieux de privation de liberté. Comme disait Foucault, mort il y a trente et un ans presque jour pour jour, l’histoire est « histoire du présent ».

Philippe ARTIERES Directeur de recherches au CNRS-Paris.

>> http://www.liberation.fr/societe/20...
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