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Cellules individuelles : la grande omission

Inscrit dans la loi depuis 1875, le principe est savamment contourné par les gardes des Sceaux successifs. Christiane Taubira vient de s’inscrire dans la tradition.

Ça va bientôt faire un siècle et demi que l’Etat français désobéit à l’une des lois qu’il s’est lui-même fixée : donner une cellule individuelle à chaque détenu. Comme Dominique Perben, Rachida Dati et Michèle Alliot-Marie avant elle, Christiane Taubira vient de demander aux députés de contourner, une nouvelle fois, la loi. Il y a dix jours, la garde des Sceaux a présenté un amendement au projet de loi de finance prévoyant un nouveau report du principe de l’encellulement individuel, qui serait remis à 2017. L’amendement du gouvernement a dû être retiré sous la pression de députés de gauche et une mission a été lancée, lundi, pour trouver une alternative. Mission impossible ?

Que dit la loi ?

Que tous les prisonniers doivent pouvoir être placés en cellule individuelle - à moins qu’ils aient fait la demande contraire.

Un peu d’archéologie judiciaire : c’est en 1875 que ce principe est posé. A l’époque, il ne s’agit pas d’une préoccupation humaniste. La sanction carcérale, mâtinée de préoccupation religieuse, est avant tout une pénitence : l’isolement en cellule (à la manière des moines) doit permettre aux prisonniers de retrouver le droit chemin grâce au recueillement, si ce n’est par la prière. On croit aussi que le collectif et la promiscuité corrompent. Comme le rappelait Jean-Marie Delarue, alors contrôleur des lieux de privation de liberté, dans un avis publié en avril : « L’encellulement individuel accompagne [alors] d’autres mesures, comme le port de la cagoule pour tous les déplacements en prison. […] Il s’agit de priver la personne détenue de toute relation avec ses semblables pour que, laissée face à elle-même, elle puisse s’amender. »

Mais au fond, qu’est-ce qu’une cellule individuelle ?

La question paraît simple ? Comme souvent avec la prison, c’est un peu plus compliqué que ça… Dans le langage pénitentiaire, une « cellule » individuelle, ce n’est pas une cellule à un seul lit. C’est, selon une circulaire de l’administration pénitentiaire, une pièce de moins de 11 m2. Au ministère, on reconnaît qu’on peut toujours mettre deux personnes dans une cellule de 10 m2, officiellement, elle sera toujours individuelle… Ce qui relativise un peu l’affirmation selon laquelle, dans le programme de construction de places de prison lancé par Christiane Taubira, 90% des cellules seront des cellules individuelles…Dans les prisons ultramodernes érigées par les précédents gouvernements de droite, la place pour un second lit est toujours prévue « au cas où ». Le drame, bien sûr, c’est la surpopulation pénale, engendrée par l’augmentation des condamnations et de leur durée (lire ci-contre).

Combien de détenus met-on dans une cellule aujourd’hui ?

Il existe encore en France des dortoirs de cinq ou six places, comme dans les prisons de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, ou de Coutances, en Normandie. On y met par exemple des personnes condamnées pour mœurs, pour les protéger des autres détenus. Dans les prisons plus modernes, faute de place, chaque soir, les surveillants disposent un millier de matelas sur le sol des cellules prévues pour une ou deux personnes, d’après les calculs du spécialiste de la statistique pénitentiaire Pierre-Victor Tournier. « Il n’y a pas de diagnostic partagé, chaque interlocuteur s’appuie sur un indicateur différent si bien que je n’arrive pas à savoir combien de places de prison ont été construites depuis 2007 ou combien de détenus français dorment seuls en cellule ! » s’agace pour sa part le député socialiste Jean-Jacques Urvoas, pourtant président de la commission des lois de l’Assemblée nationale.

Interpellé par Libération, le ministère de la Justice a finalement donné un chiffre intéressant : au 28 octobre, 26 341 détenus dormaient en cellule individuelle, sur 67 806 hébergés soit 38,85% de la population carcérale.

Comment l’Etat a-t-il réussi à contourner le droit ?

Pendant plus d’un siècle, personne ne s’émeut que le vieux principe ne soit guère appliqué. C’est Elisabeth Guigou, alors garde des Sceaux, qui relance le sujet lors de sa loi sur la présomption d’innocence en 2000. Peut-être les socialistes avaient-ils encore quelque espoir d’y parvenir : les prisonniers étaient alors 17 000 de moins qu’aujourd’hui. Guigou rappelle donc que l’encellulement individuel est le principe… mais s’empresse de reporter sa mise en œuvre à trois ans plus tard. Bis repetita en 2003, rebelote en 2008. Lors de sa loi pénitentiaire de 2009, Michèle Alliot-Marie veut mettre fin à l’obligation, très virtuelle, de proposer une cellule à chaque détenu. Le Parlement s’y oppose - les sénateurs de droite notamment - et le principe est maintenu. Mais un nouveau report de cinq ans est adopté. Ce moratoire court jusqu’au 25 novembre 2014. Demain, ou presque.

Cette fois ce sont les socialistes qui sont au pouvoir et ils ne font pas mieux que la droite - laquelle, il est vrai, ne leur a pas facilité les choses avec sa politique pénale répressive. Christiane Taubira défend devant les députés la prolongation du moratoire jusqu’en décembre 2017 : « Nous travaillons depuis pratiquement un an pour voir comment nous pourrions faire, mais, objectivement, ce n’est pas à notre portée. » Jean-Jacques Urvoas s’oppose à ce nouveau report : comment les parlementaires peuvent-ils être crédibles s’ils repoussent sans cesse les lois qu’ils votent ? Résultat : le député socialiste Dominique Raimbourg est chargé d’une mission et devra rendre des propositions à la fin du mois. Mardi, l’Union syndicale des magistrats, majoritaire dans la profession, tweete : « Encellulement individuel, 20 jours pour une mission prévue depuis plus d’un siècle. Peut-on mieux se moquer du monde ? »

Quelles solutions ?

L’USM n’a pas tort, cette mission ne sera peut-être qu’une manière pour les députés de montrer qu’ils ne voteront pas le moratoire sans quelques déclarations de principe ou la promesse de l’administration pénitentiaire de mettre un peu de clarté dans ses statistiques. « On ne parviendra pas à régler le problème de l’encellulement individuel en quinze jours », prévient Raimbourg.

A l’origine de la mission parlementaire, Urvoas ne veut « rien [s]’interdire » : « Quand je visite des prisons, on me dit qu’en dessous de quatre mois, il ne sert à rien d’enfermer quelqu’un. On me dit aussi que certains n’ont rien à faire en prison, comme les auteurs de délits routiers par exemple. Pourquoi ne pas réfléchir à ces sujets ? » Mais alors on se demande bien pourquoi ces pistes intéressantes de réforme - limiter drastiquement les courtes peines de prison comme en Allemagne ou sanctionner d’une simple contravention des conduites en état alcoolique (qui, par ailleurs, encombrent davantage les tribunaux que les prisons) - ont rapidement été exclues de la réforme pénale votée à l’été.

Christiane Taubira a raison de dire que sa « contrainte pénale » - une peine en dehors de la prison, adoptée cet été et entrée en vigueur le mois dernier - pourrait réduire le nombre de détenus et donc faciliter l’encellulement individuel. Mais en attendant, que faire ? Construire à toute hâte de nouvelles prisons ? Les programmes de construction se sont succédé depuis le milieu des années 80. Mais jamais assez vite pour absorber le flot de nouvelles condamnations et de nouveaux détenus. Fixer un numerus clausus, qui imposerait de faire sortir un détenu en fin de peine avant d’en accueillir un nouveau ? Le gouvernement ne veut pas entendre parler de ce mécanisme trop polémique.

Il existe une autre voie, proposée en avril par l’ex-contrôleur des prisons, et soutenue à l’Assemblée par le député vert Sergio Coronado : passer progressivement vers l’encellulement individuel, en l’assurant avant tout aux prisonniers les plus vulnérables - personnes handicapées, plus de 65 ans, malades « souffrant en particulier d’affections mentales les plus sérieuses », « personnes de nationalité étrangère qui n’entendent pas la langue française », énumérait Jean-Marie Delarue dans son avis.

D’abord favorable à cette solution, Taubira y a renoncé. Etre seul en cellule n’est pas une solution pour certaines personnes fragiles, selon le ministère, effrayé également d’ouvrir la voie à des recours en justice de personnes s’estimant assez vulnérables pour obtenir une cellule individuelle.

Sonya FAURE

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